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dimanche 20 décembre 2015

Vers la société assumée

Je suis reconnaissant à mon collègue Bruno d’avoir trouvé le titre de cet article. Après un après-midi de réunion, nous avons discuté autour du dîner de notre relation à la technologie. Nos données personnelles sont devenues une monnaie avec laquelle nous payons nos applications, celui qui l’assume le vit bien. Je me demande alors ce qui se passera lorsque cette circulation des informations paraîtra normale au plus grand nombre.

Cette réflexion est née dans mon esprit à partir de petites choses. L’une des premières est mon téléphone qui un jour m’a expliqué qu’il fallait 20 minutes pour aller de mon domicile à mon travail. La surprise est que je n’ai jamais saisi aucune de ces adresses, l’appareil avait simplement interprété le temps qu’il passait à chacune. Je ne vais pas m’ajouter à la longue liste des pessimistes qui nous expliquent que la dictature numérique est à nos portes, ils sont assez nombreux. Je voudrais imaginer avec vous une société dans laquelle nous assumerons et exploiterons ces possibilités technologiques.

Le droit à l’oubli

Certains intellectuels et professionnels d’internet suggèrent un droit à l’oubli d’un genre nouveau. Des entreprises proposent d’effacer les traces de votre passé sur la toile et l’idée de changer de nom à notre majorité émerge. Je crois qu’un mouvement contraire va faire son chemin.

La volonté d’effacer notre passé est provoquée par le regard que nous mêmes et les autres posons sur nos imperfections. S’il devient impossible de cacher ce qui nous fait honte ou si tout le monde se trouve à égalité devant un internet où tout se sait, ce regard devra évoluer. Adapter notre attitude au contexte est pertinent, mais prétendre que nous sommes sérieux ou bons tout au long de notre vie est hypocrite. La réponse sociale à cette situation nouvelle se trouve dans la phrase « Que celui qui n’a jamais péché jette la première pierre ». Le groupe devra sanctionner les critiques et l’intolérance pour les censurer, le juge deviendra coupable. Le nombre fera la norme, il sera plus facile d’admettre ses erreurs de jeunesse, ses moments de détente et de fête, la différence entre son image publique et son comportement privé. 

La société assumée sera donc très tolérante. Je ne pense pas qu’elle soit permissive pour autant. Nous intériorisons la morale au point qu’un simple miroir peut dissuader des enfants de mal se comporter, confrontés à leur propre image. Un monde sans secret nous incitera à être ce que nous voulons paraître, il nous enseignera également à accepter l’autre tel qu’il est. Peu à peu un équilibre se reconstruira entre ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas. Ceux qui acceptent facilement les applications intrusives des technologies de l’information considèrent généralement qu’ils n’ont rien à cacher. Je crois que la société assumée sera plus transparente, mais aussi plus fidèle aux valeurs qu’elle affichera. 

Les implications d’une telle évolution sur nos comportements et relations sociales sont difficiles à mesurer. Un entretien d’embauche est déjà précédé d’une recherche Google, demain il l’abordera ouvertement comme le CV ou la lettre de motivation. Plutôt que disparaître, la notion de vie privée prendra une place plus importante : il sera impossible d’en faire abstraction. Pourquoi d’ailleurs distinguer les vies privée, professionnelle, publique alors que nous n’en avons qu’une ? 

La connexion permanente

Dès lors que nous accepterons le prix à payer pour bénéficier des possibilités offertes par la technologie, elle deviendra une extension de nous-mêmes. Dans une certaine mesure nos téléphones le sont. L’accès immédiat à l’information et la connaissance se substitue à notre mémoire, tout comme notre agenda souvent synchronisé avec celui de notre conjoint. L’écriture rivalise désormais avec la parole comme moyen de communication. Elle était jusque récemment un choix par défaut, or nous décidons régulièrement d’envoyer un mail ou un sms alors que nous pouvons appeler ou voir physiquement notre interlocuteur.

Certaines entreprises veulent maintenant collecter des données à l’intérieur de notre organisme pour améliorer les soins médicaux. Même cette barrière tombera. Je me sens parfois frustré de ne pas pouvoir écrire ou accéder à l’information pendant que je marche ou que mes mains sont prises, je voudrais communiquer sans autre interface que la pensée. La technologie rendra bientôt cette forme de télépathie possible. Cela soulève des questions de taille : quel impact sur le cerveau ? quelle protection contre les contenus néfastes ? pourra-t-on pirater un cerveau ? Les doutes suffisent à me convaincre que nous devrions attendre, peut-être renoncer à ces possibilités. Mais ce n’est qu’une affaire de temps avant que l’humanité fasse ce dont elle est capable. Je vais donc supposer que nous trouverons des moyens de répondre aux questions que j’ai soulevées. 

J’ai appris que les moins de 20 ans n’apprécient pas les communications différées ou impersonnelles. Pourtant lorsqu’on s’adresse à eux ils regardent l’écran de leur téléphone. Cette attitude semble paradoxale mais j’y vois une cohérence. La connexion permanente induit une disponibilité difficile à gérer. Il faut apprendre à porter une attention simultanée à plusieurs canaux ou interlocuteurs. Sociologues et neurologues pourraient dire si les générations successives progressent réellement dans ce domaine. Notre habitude d’écrire des messages à de longues listes de destinataires mérite par exemple qu’on la réinterroge. Faire circuler l’information est le propre d’une société connectée, donc les canaux les plus performants supplanteront les autres.

L’e-mail véhicule parfois des informations utiles à long terme qui auraient plus leur place dans le stock (internet, les réseaux sociaux, tout ce qui être facilement requêté et partagé). Pour prévenir qu’une connaissance nouvelle est disponible, il y a les notifications. Le reste du temps il sert de support à un dialogue, dans ces cas nous sommes pris par le devoir de répondre rapidement. Nous adresser un e-mail lorsque nous sommes occupés revient au même que venir nous parler, cela nous interrompt. Nous pouvons bien sûr différer notre réponse et traiter les 100 messages de la semaine (de la journée parfois) en 2 ou 3 heures. Privilégier un dialogue instantané et personnel, écrit ou oral, serait moins chronophage. Pour cela nous prendrons l’habitude d’afficher en tous temps notre disponibilité.

Le contexte de connexion permanente n’est pas supportable, nous avons besoin d’aménager des espace de temps pour nos activités délibérées, pour ne pas subir un flux d’informations et de sollicitations incontrôlés. Assumer ce sera aussi se déconnecter, surtout quand la technologie nous (re)liera en permanence.

Une nouvelle vie active

Imaginons maintenant l’impact de ces évolutions sur notre vie professionnelle. Le monde de l’entreprise est une formidable illustration de la capacité humaine à combiner ses efforts pour réaliser de grandes choses. Relevez la tête, combien d’objets autour de vous ont sollicité le travail de moins de 10 ou 20 personnes ? La manière dont ces personnes coordonneront leur action changera profondément dans les décennies à venir. 

Premièrement nous avons vu que la frontière entre le privé et le professionnel va s’atténuer ou disparaître. Les différents temps de notre vie quotidienne formeront un tout, qu’il soit confus ou cohérent. Nous communiquons déjà avec nos proches sans distinction de notre occupation du moment. Nous cherchons aussi un travail qui nous plaise, qui soit motivant et enrichissant. Pourquoi alors délimiter fixement le temps privé et le temps professionnel ? Il ne sera pas évident pour les employeurs de renoncer à mesurer l’implication et la contribution d’un salarié par son temps de présence. 

Deuxièmement notre communication changera radicalement. Pour l’encadrement, renoncer à son contrôle est une première révolution. J’entendais encore récemment parler du ¼ d’heure d’avance donné aux managers. La gouvernance transparente n’est pas naturelle dans notre culture de relations conflictuelles, laisser ses subordonnés avoir le même niveau d’information que soi est une prise de risque. C’est le rôle même des lignes managériales qui change. Nous prenons conscience qu’avec les mêmes informations, nos équipes sont capables d’arriver aux mêmes conclusions que l’encadrement sur les décisions à prendre. Le dirigeant doit mobiliser les énergies, coordonner l’effort de tous, organiser les meilleures conditions de travail collectif. L’analogie célèbre du chef d’orchestre est plus vraie que jamais.

Énumérer les changements potentiels serait long. L’écriture de cet article s’étale sur plusieurs semaines, cela m’aide à l’enrichir et mûrir ma réflexion. Jeudi dernier, une relation professionnelle m’a fait remarquer une possibilité du partage de données qui m’échappait. Si le pôle emploi mettait à disposition de tous les données professionnelles des chercheurs d’emploi, leur mise en relation avec des employeurs potentiels ferait un bond en avant soutenu par de nombreux développeurs d’applications indépendants. Voici encore une illustration de l’importance des connexions aux autres pour faire croître les idées et du nombre de possibilités ouvertes devant nous. Pour cela beaucoup considèrent que l'âge d'or des créatifs commence à peine.

Alors par où commencer ? Je vois quatre pistes à explorer en priorité :

- Définir une politique d’ouverture des données et de la communication, mettre en place les outils mais aussi les rites et rythmes de partage transverse des informations
- Intégrer les développeurs informatiques aux fonctions support de toutes moyennes entreprises et directions opérationnelles de grands groupes et les associer à tous nos projets et nos démarches de résolution de problèmes
- Dessiner un nouveau modèle d’organisation d’équipes au sein desquelles chacun pourra choisir périodiquement son activité sous forme de tâches à accomplir, de manière à modifier l'équilibre entre productivité (à court terme) et créativité (c'est-à-dire productivité à long terme)
- S’inspirer des organisations associatives et des start-ups pour faire évoluer les pratiques managériales vers le modèle collaboratif (auquel je consacrerai mon prochain article, cette fois-ci pour interroger notre modèle démocratique).

En conclusion, notre société va être transformée radicalement par les progrès technologiques. Nous vivons une période comme il y en a eu peu dans l’histoire. Ces changements sont une chance, ils peuvent nous sortir de la stagnation que nous subissons depuis 40 ans. Au lieu de leur résister, il faudra les accompagner, c’est-à-dire les assumer.

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